Cet ouvrage a été coédité avec les éditions JKDC - 169, chemin du lac - Quartier de Sindou - 46320 Vaylats
Les
liens du sang
Ces
vingt-quatre nouvelles courtes (de quatre à huit pages) creusent,
comme le titre l’indique, de façons fort diverses le sillon de la
filiation. « Et
ce n’est pas là chose légère, futile, que la relation d’un
père et de son fils. » (Transmission).
Plus de la moitié des récits s’attachent à la relation du fils
au père, intense ou espérée en vain, fugace, trop vite rompue ou
simple objet de fantasme quand l’identité même de celui-ci reste
à l’enfant inconnue. Ce lien spécifique peut être le sujet
principal du récit ou se trouver brièvement évoqué en périphérie
de l’histoire centrale dans un détour annexe mais toujours
significatif. Cette relation filiale nous est majoritairement
restituée par le fils. Sauf dans Pas
ce soir
où un vieux militaire dans un établissement pour personnes âgées
attend chaque semaine la venue d’un fils qui ne vient jamais ;
dans Le
marcheur
ou Une
petite histoire de famille, c’est
par le biais du père que l’histoire nous sera contée. Ceux-ci
sont boucher, cordonnier, assassin, militaire, professeur, écrivain,
tendre et effacé ou alcoolique et violent, taiseux certaines fois,
autoritaire à d’autres, trop absent souvent. Dans plusieurs
nouvelles, notamment N’allez
pas croire que cela soit facile ou
Comme une
parenté,
ce sont les mères qui laissent d’indélébiles traces chez les
fils qui s’expriment. Le sujet peut en être aussi le couple, celui
des parents du narrateur bien sûr mais aussi de voisins de palier ou
de relations proches comme dans Aymée,
Armand et la photographie qui
dit si bien l’amour « quoi
qu’il en soit »,
ou encore en creux dans le cas de l’orphelin d’Il
aurait suffi. Bref,
on nage dans des histoires de famille, avec les secrets qui s’y
cachent, les mensonges, les frustrations générées et parfois les
drames qui en découlent.
S’il y a quelques naissances
porteuses d’espoir dans
Les liens du sang,
elles restent peu nombreuses en regard du nombre de décès. Et si
certains s’éteignent naturellement de vieillesse ou de maladie, la
mort violente, par accident, suicide ou agression criminelle n’est
pas en reste. On y trouvera deux tueurs et une tueuse en série et
des assassins occasionnels ayant refroidi une petite dizaine de
personnes. De quoi donner une dominante noire ou polar à ce recueil
où le suspense est fort bien entretenu. Partout, ici la mort rôde :
« J’avais
roulé ma bosse, exercé bien des métiers. Orpailleur au Mato
grosso, liftier à Buenos Aires, homme d’affaires à Caracas,
coursier ici et ailleurs, guide à Cuzco. (…) Dans un premier temps
de mon périple, j’avais même accompagné le sous-commandant
Marcos au Chiapas. Comme infirmier (…) J’ai vu la mort de près,
je l’ai touchée du doigt sous les uniformes dépareillés. J’ai
appris à la reconnaître (…) Parfois elle était belle (…) À
d’autres moments, elle n’était que laideur et ressemblait à la
misère. » (Revenu de loin)
Par
l’intermédiaire des grands-parents ou des plus vieux, les drames
de la grande Histoire viennent également croiser les
histoires familiales avec des parents juifs exterminés lors de la
Seconde Guerre mondiale : « J’avais
pour ma part fort peu connu mes parents, qui avaient eu le tort
d’appartenir à une minorité en un temps où seule la majorité
avait pignon sur rue. C’est d’ailleurs dans une de ces rues qu’on
les avait raflés (…) Plus jamais je ne les revis. »
(Une
petite histoire de famille),
des victimes de la guerre d’Espagne
(Argeles sur mer)
ou de la guerre d’Indochine : « Maï
Lin était, en effet, orpheline. Nos troupes lui ayant grandement,
sur ce point, facilité la chose en la débarrassant d’une famille
aussi nombreuse que pro Hô Chi Minh » (Une petite histoire de
famille).
Cette dernière nouvelle est du reste une des plus émouvante dans la
manière dont elle conjugue le contexte et l’individu entre guerre
et racisme. Le narrateur en est un des pères narrateurs qui, comme
quelques fils, se sont à un moment engagés dans l’armée.
Et
puis il y a dans Monsieur
Charles,
la mort invisible de Fredo le sans-domicile mort de froid et celle de
ses semblables lors des rixes de rue en lutte pour de la nourriture
ou une place mieux abritée.
Dans ces différentes histoires
l’alcoolisme s’immisce plus souvent qu’à son tour. Tout
particulièrement dans Récidive
qui
aborde les violences conjugales dues à l’abus d’alcool avec une
chute admirable et inattendue qui laisse coi, ou dans Comme
une parenté qui
se termine sur deux morts et un coupable qui n’est peut-être pas
celui que l’on pourrait croire. Les photos, traces d’un passé
oublié ou caché, y jouent aussi leur rôle.
Enfin, Jean-Claude Tardif, ici et là, sème quelques références littéraires évoquant Aragon, Paulhan, Char, Camus, Guilloux dans Hagiographie (fiction très inspirée du personnage de Louis-Ferdinand Céline), Stevenson, Féval et Corbières dans Aymée, Armand et la photographie, Chateaubriand et Cocteau dans Tout est question de perspective avec cette phrase attribuée à ce dernier : « Si un mystère nous échappe, feignons d’en être l’organisateur ». Conan Doyle y fait aussi une brève apparition dans Le complexe de Reichenbach.
L’écriture
travaillée, rythmée, ciselée et sans fioriture de Jean-Claude
Tardif donne vie à ces nouvelles graves en les positionnant à la
lisière de la littérature de genre, polar ou fantastique, et de la
nouvelle classique, en trempant sa plume tantôt dans le sang, tantôt
dans le vin, tantôt dans la douleur mais aussi dans le rêve, les
émotions, un sourire ou le bruissement de l’eau ou du feuillage.
Ajoutons à cela une tension bien entretenue, un art de la chute et
une bonne dose d’humour noir par moments, cinglant ou plus joueur à
d’autres :
À
propos du médecin légiste fils de boucher : « Mes
collègues quant à eux, disent simplement – avec cet humour qui, paraît-il, est propre à notre profession – que je perpétue une
certaine tradition familiale. » (Le fils du boucher)
« Je
n’ai connu mon père que brièvement. Nous nous sommes croisés
après une dernière poussée, un premier cri, au sortir de
l’utérus. » (Une brève rencontre)
« Il
a l’agilité d’un chat noir, disait La triche (…) Il a dû
hériter ça de sa mère, disparue comme ça – elle claquait des
doigts – quelques semaines après sa naissance. La sienne de
disparition, n’affecta ni n’émut grand monde, excepté les
mauvaises langues qui perdaient là une des leurs. » (Sur le
métier remettre l’ouvrage)
Jean-Claude Tardif parvient dans Les liens du sang à nous embarquer dans de drôles de voyages, où le mystère, le tragique mais aussi la lumière et la tendresse se tapissent derrière la banalité la plus quotidienne. Ses héros, « humains ballottés par des destins tumultueux » comme l’écrit Jacques Nunez-Teodoro dans la préface, sont nos voisins, nos cousins, nous-mêmes peut-être par instants, leurs douleurs et leurs espoirs résonnent en nous et permettent à l’auteur, sans masque, avec conviction, empathie et subtilité, de se dire, de dire le monde qui déraille, la violence réelle ou symbolique, les secrets et la frustration qui détruisent des vies et l’amour et la joie qui les illuminent.
Du travail d’orfèvre, à lire en solo dans l’intimité ou à voix haute pour le partage, à déguster dans l’ordre ou le désordre mais sans précipitation car chaque détail ici a son importance. Du bel ouvrage !
J'apprécie depuis déjà longtemps vos qualités d'écriture et le talent que vous mettez dans chacun de vos articles et je sais déjà le plaisir que cette nouvelle lecture me procurera.
Robert Dadillon
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